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Animée par Marjorie Paillon, journaliste, cette première table ronde de la première édition du Forum des Éclaireurs du Droit, consacrée aux auteurs, a réuni Betty Jeulin, avocate spécialisée en droit du numérique et en droit de la propriété intellectuelle, Renaud Lefebvre, Directeur général du Syndicat national de l’édition (SNE) et Jacques Mestre, Professeur de Droit privé et sciences criminelles, Président de l’Association française des docteurs en droit (AFDD) et auteur emblématique des Éditions Lamy.
L’IA, un défi stimulant ?
Les intervenants se sont d’abord interrogés sur la question de savoir s’il fallait faire confiance à l’intelligence artificielle (IA) ou aux experts.
Jacques Mestre considère qu’il s’agit d’une question difficile : les auteurs ont une avance sur les machines, mais ils sont également défiés par elles. Le Professeur ne manque pas de relever que l’IA oblige les auteurs à se remettre en cause, à se dépasser, à réfléchir à ce qui fait leur singularité. Par cela, elle est une source de progrès personnel. Par ailleurs, elle libère bien sûr déjà de tâches automatisables. Mais une IA peut-elle couvrir toutes les facettes d’un auteur ? Être auteur, c’est d’abord faire des choix, fondés sur le doute. En droit, il convient de pouvoir douter et faire des choix : l’IA en est-elle capable ? Être un auteur, c’est aussi nuancer. Le droit trouve sa complexité, son humanité dans la nuance. L’IA en est-elle capable ? Être auteur, c’est enfin anticiper les évolutions sociétales et juridiques. Autre défi pour l’IA.
Par ailleurs, l’IA oblige à une vigilance accrue en termes d’éthique. Des risques peuvent se présenter tels que les plagiats dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat par exemple. Comment préserver le travail personnel ? Comment identifier les travaux qui ont pu bénéficier d’un support artificiel ? La question se pose dans les mêmes termes pour les consultations juridiques. Jacques Mestre plaide ainsi pour une obligation éthique de transparence, à rapprocher de l’objet des deux nouvelles missions du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) dont les résultats sont attendus en fin d’année.
Les enjeux juridiques attachés aux productions générées par l’IA
Si l’on a souvent essayé d’opposer les éditeurs et les défenseurs de l’IA, Renaud Lefebvre insiste sur le fait qu’il faut naturellement dépasser cette prétendue querelle : les IA génératives ayant besoin de contenus pour apprendre, la place de l’humain devrait rester centrale. Reste la question essentielle de l’entrainement de l’IA à partir des contenus produits et publiés par les auteurs et les éditeurs, contenus protégés par le droit d’auteur. L’une des difficultés rencontrées par le monde de l’édition est donc celle de l’effectivité du droit d’opposition (reconnu par la directive n° 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique) à ce que ses fonds soient utilisés pour l’entraînement des machines.
L’autre point d’attention est la reconnaissance d’un droit de transparence, permettant la connaissance des œuvres d’origine.
Mais une autre question reste en suspens : quid du statut des productions générées par l’IA, et de leur protection éventuelle par le droit d’auteur ou le copyright ? Betty Jeulin relève que les réponses ne sont pour l’instant pas uniformes, la Chine ayant par exemple admis une production par le droit d’auteur d’une œuvre entièrement générée par un système d’IA, à l’inverse d’autres pays. Elle observe que la chaîne de valeur est bousculée par l’IA, mais que cette dernière a impérativement besoin d’interventions humaines, de contenus générés par l’humain, qui doivent être protégés.
Même s’il est encore un peu tôt pour savoir comment les circuits vont se mettre en place, le Directeur général du SNE appelle quant à lui à une régulation de l’apprentissage de l’IA, avec un système d’autorisation et de contrôles s’agissant des œuvres utilisées.
IA/auteurs : substitution ou complémentarité ?
Sur cette question, Jacques Mestre considère qu’il faut préalablement s’interroger sur ce qu’est le droit et quelles sont ses frontières. Pour lui, l’implication éventuelle de l’IA dépend en réalité de la manière d’exercer le droit : attend-on une réponse précise, chiffrée ? Ou à l’inverse plus de nuances, une marge d’appréciation, de la psychologie ? Dans la pratique du droit, c’est très souvent cette deuxième hypothèse qui prime. Or, c’est précisément ce qui va être difficile à appréhender pour une IA.
En revanche, les IA peuvent naturellement apporter de l’aide aux juristes (analyse de résumé, traduction…). Il faut toutefois être très vigilant devant le risque d’hallucinations algorithmiques, inhérentes à tout système d’IA. Une vérification humaine est donc impérative.
Dès lors, il s’agit bien de complémentarité et non de substitution de l’Homme par la machine.
Reste la problématique de la propriété de ces contenus hybrides, dépendant comme souvent de la qualification de l'œuvre. Quoi qu'il en soit, les éditeurs sont bien là dans la continuité du rôle de médiateur qu’ils ont toujours endossé entre les auteurs et les vecteurs de transmission existants, conclut Renaud Lefebvre, Directeur général du Syndicat national de l’édition.
« Les auteurs défiés par les machines » : focus sur la première table ronde du Forum des Éclaireurs du droit
Affaires - Immatériel
25/04/2024
Le 22 avril 2024 s’est tenue la première édition du Forum des Éclaireurs du Droit organisée par les Éditions Lamy Liaisons. Parmi les intervenants, des philosophes, universitaires, juristes, avocats, notaires, essayistes ou encore des entrepreneurs qui ont partagé leurs savoirs et expériences sur le thème de cette rencontre « L’IA et la pratique du droit, prise de recul sur une métamorphose en cours ». Entre sagesse, audace et tempérance, ces experts ont ébauché une ligne de partage et éclairé le chemin d’un auditoire particulièrement attentif. Focus sur la première table ronde sur le thème « Les auteurs défiés par les machines ».
L’IA, un défi stimulant ?
Les intervenants se sont d’abord interrogés sur la question de savoir s’il fallait faire confiance à l’intelligence artificielle (IA) ou aux experts.
Jacques Mestre considère qu’il s’agit d’une question difficile : les auteurs ont une avance sur les machines, mais ils sont également défiés par elles. Le Professeur ne manque pas de relever que l’IA oblige les auteurs à se remettre en cause, à se dépasser, à réfléchir à ce qui fait leur singularité. Par cela, elle est une source de progrès personnel. Par ailleurs, elle libère bien sûr déjà de tâches automatisables. Mais une IA peut-elle couvrir toutes les facettes d’un auteur ? Être auteur, c’est d’abord faire des choix, fondés sur le doute. En droit, il convient de pouvoir douter et faire des choix : l’IA en est-elle capable ? Être un auteur, c’est aussi nuancer. Le droit trouve sa complexité, son humanité dans la nuance. L’IA en est-elle capable ? Être auteur, c’est enfin anticiper les évolutions sociétales et juridiques. Autre défi pour l’IA.
Par ailleurs, l’IA oblige à une vigilance accrue en termes d’éthique. Des risques peuvent se présenter tels que les plagiats dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat par exemple. Comment préserver le travail personnel ? Comment identifier les travaux qui ont pu bénéficier d’un support artificiel ? La question se pose dans les mêmes termes pour les consultations juridiques. Jacques Mestre plaide ainsi pour une obligation éthique de transparence, à rapprocher de l’objet des deux nouvelles missions du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) dont les résultats sont attendus en fin d’année.
Les enjeux juridiques attachés aux productions générées par l’IA
Si l’on a souvent essayé d’opposer les éditeurs et les défenseurs de l’IA, Renaud Lefebvre insiste sur le fait qu’il faut naturellement dépasser cette prétendue querelle : les IA génératives ayant besoin de contenus pour apprendre, la place de l’humain devrait rester centrale. Reste la question essentielle de l’entrainement de l’IA à partir des contenus produits et publiés par les auteurs et les éditeurs, contenus protégés par le droit d’auteur. L’une des difficultés rencontrées par le monde de l’édition est donc celle de l’effectivité du droit d’opposition (reconnu par la directive n° 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique) à ce que ses fonds soient utilisés pour l’entraînement des machines.
L’autre point d’attention est la reconnaissance d’un droit de transparence, permettant la connaissance des œuvres d’origine.
Mais une autre question reste en suspens : quid du statut des productions générées par l’IA, et de leur protection éventuelle par le droit d’auteur ou le copyright ? Betty Jeulin relève que les réponses ne sont pour l’instant pas uniformes, la Chine ayant par exemple admis une production par le droit d’auteur d’une œuvre entièrement générée par un système d’IA, à l’inverse d’autres pays. Elle observe que la chaîne de valeur est bousculée par l’IA, mais que cette dernière a impérativement besoin d’interventions humaines, de contenus générés par l’humain, qui doivent être protégés.
Même s’il est encore un peu tôt pour savoir comment les circuits vont se mettre en place, le Directeur général du SNE appelle quant à lui à une régulation de l’apprentissage de l’IA, avec un système d’autorisation et de contrôles s’agissant des œuvres utilisées.
IA/auteurs : substitution ou complémentarité ?
Sur cette question, Jacques Mestre considère qu’il faut préalablement s’interroger sur ce qu’est le droit et quelles sont ses frontières. Pour lui, l’implication éventuelle de l’IA dépend en réalité de la manière d’exercer le droit : attend-on une réponse précise, chiffrée ? Ou à l’inverse plus de nuances, une marge d’appréciation, de la psychologie ? Dans la pratique du droit, c’est très souvent cette deuxième hypothèse qui prime. Or, c’est précisément ce qui va être difficile à appréhender pour une IA.
En revanche, les IA peuvent naturellement apporter de l’aide aux juristes (analyse de résumé, traduction…). Il faut toutefois être très vigilant devant le risque d’hallucinations algorithmiques, inhérentes à tout système d’IA. Une vérification humaine est donc impérative.
Dès lors, il s’agit bien de complémentarité et non de substitution de l’Homme par la machine.
Reste la problématique de la propriété de ces contenus hybrides, dépendant comme souvent de la qualification de l'œuvre. Quoi qu'il en soit, les éditeurs sont bien là dans la continuité du rôle de médiateur qu’ils ont toujours endossé entre les auteurs et les vecteurs de transmission existants, conclut Renaud Lefebvre, Directeur général du Syndicat national de l’édition.
Source : Actualités du droit